Et, sans même nous en apercevoir, nous repoussons un peu plus encore les limites de notre capacité à aimer quelqu’un qui ne nous est rien

Ce matin, alors que j’arrivais à la gare du Nord pour reconduire 6 gars, mon téléphone sonne. Un numéro français. J’ai perdu l’habitude de ne pas répondre aux numéros que je ne connais pas. Je décroche.
Une voix crie : « Anne-Catherine, Anne-Catherine. I am in UK. I am in UK ». Je crie moi aussi. C’est M. Mon M. Mon petit M. Nous crions à l’unisson. Nous rions. Nous pleurons. Je lui dis : « I am so happy ! Il me répond : « Je suis triste ». Je pleure. Il rit. Je lui dis : « Tu me manques déjà ». Il pleure. Je ris. Il me dit: « C’est mon rêve ». Je lui répond : « En Angleterre, en Belgique, mavu mouchkila. Nous sommes là. Ne t’en fais pas. » Il me répond : « Quand j’ai les papiers, je reviens à la maison. » Je sais que c’est de ma maison qu’il parle. Nous rions. Nous pleurons.
M. Mon M. Mon petit M.

Il y a trois semaines, je l’avais trouvé déprimé. Lui si courageux… On avait organisé un match de foot et ca lui avait remis les idées sur pied. Il y a 15 jours, il m’avait dit : « Je suis fatigué ». La semaine dernière, il avait ajouté : « Je voudrais rester. Vous êtes ma famille. » Et nous avions commencé à envisager comment lui faire une place dans notre vie. C’était assez facile, en réalité, car nous lui avions déjà fait une place dans nos coeurs. Quelques meubles à pousser, deux ou trois caisses à vider, une chambre à installer. La belle affaire. Un petite place pour un gamin perdu à aimer. M. Mon M. Si courageux. Si lumineux.
Ce n’est pas le premier de nos amis qui arrive en Angleterre. Avant lui, il y a eu M. qui attend ma visite avec un peu d’impatience maintenant et me demande de ne plus prendre autant d’invités parce que je suis fatiguée, Y. qui a l’air si heureux comme apaisé, S. qui pleure parfois et qui rougit quand je lui dis qu’il nous manque, A. qui m’appelle Mami, M. et quatre de nos 6 premiers invités, B. qui voulait une femme, M. qui aime tous mes post Facebook, I., l’ami de mon ami rentré au Soudan et tous les autres. Certains me donnent des nouvelles régulièrement. D’autres, juste un message une fois la Manche passée. D’autres encore, je l’apprends par les amis.

M. me dit « Je t’appelle vendredi ». Je ris. Vendredi, c’est demain. Vendredi, c’est le jour où il téléphone, quoi qu’il arrive, à sa famille. Tous les vendredis depuis qu’il est parti.
Ce n’est pas le premier et ce n’est pas le dernier. Incha Allah.

A chaque fois, je me dis que mon coeur va exploser. Que maintenant je vais m’arrêter. Arrêter de m’attacher. C’est trop fatigant. Trop prenant. Puis un autre entre dans nos vies et dans nos coeurs. Et, sans même nous en apercevoir, nous repoussons un peu plus encore les limites de notre capacité à aimer quelqu’un qui ne nous est rien, qui nous est étranger et qui pourtant devient nôtre en quelques rires, quelques regards, quelques accolades.

Ce soir, nous avons accueilli pour la première fois A. et ses deux amis. Ils dorment. Ils étaient épuisés.